« L’Europe a complètement perdu la bataille de l’IA », titre le journal Les Echos du vendredi 17 et samedi 18 novembre pour son Grand entretien avec Laurent Alexandre.
Co-fondateur du site Doctissimo, Laurent Alexandre est chirurgien de formation. C’est aussi un essayiste connu qui a publié récemment le livre « La Guerre des intelligences ». Si le titre de l’entretien est un brin provocateur, voire défaitiste, c’est en médecin que Laurent Alexandre réagit au développement de l’Intelligence Artificielle, préoccupé par la place de l’homme.
Tout d’abord, il distingue ce qu’il appelle l’IA faible de l’IA forte, la première se contentant de calculer beaucoup plus vite que le cerveau humain, laissant la seconde à une « …perspective … relativement lointaine voire improbable ». Et de rappeler qu’une Intelligence Artificielle reposant sur des modèles statistiques permet déjà de réaliser des tâches très complexes, parce que les processeurs des ordinateurs et les téraoctets de données qui circulent sur le Net permettent de construire ces modèles. Ce qui n’était pas le cas il y a une dizaine d’années.
Pourquoi une telle inquiétude ? La thèse de Laurent Alexandre s’articule autour de trois points :
Premièrement, il constate que les grands programmes d’Intelligence Artificielle sont maitrisés par les sociétés américaines, notamment les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et que le Chine investit des sommes tout aussi considérables que les Américains. Cette dernière considère que le prochain conflit sera une cyberguerre où les armes intelligentes donneront le pouvoir, comme les chars, et la guerre de mobilité, avaient donné la victoire à l’armée allemande en mai 1940. Il constate aussi l’incapacité de l’Europe, en tant qu’entité supranationale à s’organiser pour gagner cette nouvelle bataille, après avoir perdu celle des systèmes d’exploitation, celle des plateformes Cloud et … celle de la téléphonie, rappelant que l’Europe, en moins de dix ans, est passée de 55% du marché mondial à zéro, le finlandais Nokia premier constructeur mondial jusqu’en 2011 ayant disparu suite à son absorption par Microsoft.
Deuxièmement, si tout le monde a compris l’enjeu sociétal de l’Intelligence artificielle notamment sur un plan politico-militaire, beaucoup se préoccupent de réguler son développement. En faisant le parallèle avec l’arme atomique, il propose de créer une agence internationale spécialisée, comme l’est l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Troisièmement, il constate que l’enjeu est dans l’éducation et l’élévation du niveau de connaissances et d’intelligence rappelant que ne pas se poser « la question de ce que l’on fait des gens qui ont des capacités moyennes ou médiocres va nous conduire à bien des ennuis ». Et de constater que l’école actuelle profite surtout aux éleves qui ont un QI élevé : l’élite forme l’élite. Une des solutions évoquées est de (re) sacraliser le rôle de l’enseignant, appelant le Polytechnicien à devenir Professeur plutôt que cadre dirigeant d’entreprise. Il constate d’ailleurs que Singapour a la performance que l’on connait car les « professeurs y sont déifiés et admirés ». Pour lui la solution passe par une remise à plat du système éducatif des pays européens notamment français dans ses objectifs et son organisation
Laurent Alexandre rappelle des vérités qui dérangent comme l’incapacité des Européens à travailler ensemble sur un programme d’Intelligence Artificielle, quel qu’il soit, comme ils ont su le faire dans l’aéronautique. On peut aussi s’interroger sur le parallèle entre l’AIEA et une agence de l’IA qui resterait à créer. La régulation de l’arme atomique a suivi le traumatisme et la prise de conscience de la puissance de ces nouvelles bombes après Hiroshima et Nagasaki. Actuellement, une guerre de robots ne traumatise personne et est plus vue comme un vaste jeu vidéo sans se rendre compte d’ailleurs que la victime serait le joueur.
Mais l’intérêt principal de cet entretien est dans son analyse sur le rôle de l’éducation. La vraie question de l’IA même faible est bien celle-là : que fait-on des comptables qui travaillent un milliard de fois moins vite que les nouveaux programmes d’IA… même faible.
L’école de Jules Ferry est née avec la Révolution industrielle pour former les ouvriers, les contremaitres et les ingénieurs dont l’industrie avait besoin. Le développement des services a conduit à l’explosion des métiers du tertiaire qui aujourd’hui sont directement concurrencés par des programmes d’Intelligence Artificielle.
Que doit-être la nouvelle école de Jules Ferry sachant que la société n’a plus vraiment besoin de postes peu qualifiés. Voilà la bonne question que pose Laurent Alexandre.